C’est en 2010, avec une expédition d’envergure au lac Blanc du vallon du Clou, niché à 2850 m en haute Tarentaise, qu’un ambitieux plan de recherche pluriannuel des lacs naturels de montagne de la Savoie avait été lancé. L’idée était d’acquérir une masse importante de connaissances sur ces milieux (thermie, réseaux trophiques) et leurs populations de manière à en améliorer la gestion jusque-là très empirique. Ces études ont mobilisé de nombreuses structures (CSP à l’époque, bureau d’études, laboratoire d’analyse, plongeurs) ainsi que, plus récemment, l’université de Savoie. Une thèse, menée par Bertrand Lohéac, s’est même greffée sur le projet. Douze ans plus tard, il est possible d’en livrer ici une partie des enseignements.
Le nombre d'espèces
Avant d’entrer dans les détails, précisons qu’une espèce est dite acclimatée quand elle peut vivre dans le milieu mais pas s’y reproduire (truites fario et arc-en-ciel sauf cas exceptionnel) tandis qu’une espèce dite naturalisée y effectue son cycle biologique intégral (ombles surtout et parfois vairons). Sur ces milieux modestes et fragiles, ces études tendent à prouver qu’en matière d’empoissonnement, mieux vaut privilégier une espèce unique pour éviter toute concurrence interspécifique. Cela simplifie également un éventuel suivi scientifique ou la prise de mesures réglementaires (taille, quota, fenêtre de capture, réserve temporaire, etc.) qui sont souvent les seuls outils disponibles pour les gestionnaires. Dans le cas des lacs à peuplement plurispécifique avec espèces acclimatées (fario, par exemple) et naturalisées (omble de fontaine ou chevalier), il semble plutôt souhaitable d’abandonner tout soutien envers les espèces acclimatées. A priori, on pourrait penser que la présence de vairons, constituant une ressource potentielle pour les salmonidés, est positive. Mais les recherches démontrent clairement le contraire. Très voraces et parfois rapidement très abondants dans ce type de milieu, ces petits cyprinidés se concentrent sur la zone littorale, la plus riche en invertébrés et entrent alors en très forte concurrence avec les salmonidés. Ils allongent aussi la chaîne alimentaire, ce qui n’est jamais bon pour la stabilité d’un milieu. Les études prouvent enfin qu’ils ne rentreraient pas autant que cela dans le régime alimentaire des salmonidés. Mieux vaut donc éviter de les introduire et informer les pêcheurs de ne jamais en rejeter en fin de pêche, surtout là où il n’y en a pas.
Prudence
Les recherches montrent que chaque lac piscicole présente une trajectoire unique : typologie, altitude, régime thermique, historique d’introduction passée et contemporaine, espèces, pression de pêche… Cela invite à la plus grande prudence en matière de préconisations générales et de recettes simplistes ! La gestion doit être adaptée à chaque contexte comme l’a bien démontré l’analyse des données concernant le chapelet de lacs à cristivomers du vallon du Clou. Certains lacs possèdent aujourd’hui un peuplement (mono ou plurispécifique) uniquement acclimaté qui demande donc de nouveaux apports très réguliers.
Faire ou ne rien faire
À l’heure des bilans carbone, de la crise écologique et énergétique que nous connaissons, déverser des poissons par hélicoptère semble en effet assez incohérent. Si l’objectif, c’est de continuer à les pêcher, mieux vaut se donner les moyens d’envisager la naturalisation d’une espèce. Si les conditions ne sont pas remplies, il est préconisé de limiter les entrants et de privilégier les juvéniles qui peuvent être plus facilement montés à pied. Abandonner toute intervention est une option. Car ne rien faire, c’est aussi une forme de gestion !
Les mises en réserve
Certains lacs, comme le lac Blanc cité plus haut, sont restés fermés à la pêche dès les premières introductions. Ces lacs doivent-ils constituer des laboratoires alors que l’objectif premier était d’y développer la pêche ? Probablement pas. En revanche, une mise en réserve permanente peut se justifier pour un lac source, constituant un apport vers l’aval du réseau hydrologique. C’est le cas par exemple du lac Longet (Vallon de la Petite Sassière, en Tarentaise) et ses ombles de fontaine. Quant aux réserves temporaires, elles peuvent constituer une réponse vis-à-vis d’une pression de pêche trop forte en cas de fragilité d’une population naturalisée. La fonte des glaciers entraîne l’apparition progressive de nouveaux lacs où il vaut mieux s’abstenir de toute introduction. Il est sans doute préférable de conserver ces nouveaux lacs comme témoins d’évolution, la présence de poissons y rendrait l’écosystème beaucoup moins stable. Il est préférable de s’attacher à mieux comprendre, suivre et gérer les lacs déjà ensemencés qui vont désormais évoluer rapidement.
Relativiser
Comme pour les rivières, l’ensemble de ces préconisations va donc globalement dans le sens de la mise en œuvre de pratiques patrimoniales, terme qu’il faut bien sûr relativiser ici, même si parfois les poissons y sont quasiment tombés du ciel.
Un article instructif
En 2018, une analyse a montré comment ont été perçues les introductions en altitude par les scientifiques. La mise en valeur piscicole de ces lacs fut le premier moteur de ces études, disons jusqu’au milieu des années 1960. Une approche conservationniste l’a ensuite emporté, de nombreux travaux avançant que toutes ces introductions avaient altéré gravement les communautés invertébrées et vertébrées natives. Enfin, plus récemment, c’est le caractère « sentinelle» de ces lacs dans les modifications climatiques qui semble justifier les programmes de recherche. Ces derniers font globalement abstraction des poissons introduits… qui sont pourtant des marqueurs importants des changements en cours. Communautés piscicoles introduites des lacs d’altitude : approches scientifiques et influences idéologiques, par Bertrand Lohéac, Arnaud Caudron, Jean Guillard. Revue des Sciences de l’Eau, volume 32 n°1, p. 39 à 50, 2019. Renseignements: www.erudit.org/fr/revues/rseau.
Le mystère du lac Pépin
Le lac Pépin est situé dans le massif des Cerces, en Maurienne. Logé à 2728 m et difficile d’accès (5h de marche), il a fait l’objet d’introductions d’ombles chevaliers et de cristivomers en 1985 (une trentaine d’individus adultes) puis en 1996 (200 juvéniles). En 2015, des pêches au filet permettent alors de conclure à la naturalisation des deux espèces. Le problème, c’est que ceux qui ont eu le courage d’y monter ces dernières années (j’en fais partie) n’ont pas réussi à attraper ni même à repérer un seul poisson… Événement naturel exceptionnel, surpêche, fragilité de l’implantation ? Personne aujourd’hui n’est capable de dire pourquoi les ombles, qui se sont pourtant reproduits pendant quelques années, ont finalement probablement disparu.