Depuis vingt ans que je me rends régulièrement sur la côte est, à Boston et Cap God notamment, je dois reconnaître que l’appel est toujours aussi fort quand pointe la fin du printemps, cet appel du striped bass, ou striper (Morone saxatilis), le fameux bar rayé qui, à mes yeux, symbolise la quintessence du poisson de sport – en eaux tempérées il va sans dire – auquel un moucheur peut aspirer se confronter un jour. Je me suis d’ailleurs souvent demandé pourquoi les aficionados de notre bar (Dicentrachus labrax) qui sévissent nombreux lui portaient si peu d’intérêt. Est-ce par esprit casanier, par méconnaissance de cette espèce ou parce que le chant des sirènes leur fait préférer les pêches tropicales le temps d’un voyage ?
Un vrai challenge
Avec le développement que nous connaissons de la pêche à la mouche en mer aujourd’hui, la donne changera peut-être, la curiosité n’étant pas qu’un vilain défaut. Se mesurer au bar rayé est un challenge d’autant plus intéressant qu’à bien des égards son comportement comme son habitat sont proches de celui de notre bar franc, notamment sur le littoral breton, la ville de Boston se trouvant, grosso modo, à la même latitude que Brest. Le paysage côtier est similaire – estuaires, côtes rocheuses, plages de sable – si ce n’est les façades de bois multicolores des maisons de style géorgien et la taille des 4x4 qui nous rappellent que nous sommes bien au pays d’une certaine démesure même si Boston reste la plus européenne des villes américaines. Après seulement 8 heures de vol, l’arrivée sur le tarmac de l’International Logan Airport a un goût d’invitation puisque, du hublot, on découvre que ses pistes s’avancent sur la mer. Avec force d’habitude, il m’est arrivé de prendre mon premier striped bass 45 minutes après avoir loué ma voiture, c’est dire si les premiers spots ne sont pas loin… Il fait d’ailleurs bon traîner en waders dans la baie de Winthrop qui fait face à l’aéroport, au Nord, particulièrement à marée montante ou descendante, tôt le matin ou au crépuscule. Le ballet incessant des avions qui atterrissent et qui décollent, les chasses de bars rayés qui éclatent en surface, tout cela a quelque chose de surréaliste !
Pêche en surface du bord !
Je commence souvent un séjour par plusieurs sessions de pêche du bord, histoire de me remettre en jambes. La prise d’un beau bar rayé, en wading, avec une canne de puissance 8 et une soie flottante ou intermédiaire reste, à mes yeux, l’une des plus belles actions surtout quand vous tombez sur des schools de 6 à 10 livres actifs en surface. Un gurgler fait alors diablement le boulot, émotions visuelles garanties ! Cette pêche à la côte en arpentant les nombreuses plages et presqu’îles, en parcourant estuaires ou en suivant le cours de petits fleuves côtiers tels que la Mystic River est passionnante bien qu’elle demande une bonne qualité physique. C’est mon ami et regretté Jack Gartside (www.jackgartside.com) qui me montra la voie dans les débuts des années 2000 en me faisant prendre mes premiers stripers dans le lit de cette rivière à marée montante. Pour l’anecdote, nous étions en pleine ville, sous un pont métallique qui renvoyait le bruit du trafic nocturne. Je ne suis pas prêt d’oublier cette scène où je combattais un beau stripper pris en surface alors que survint un télescopage de plusieurs voitures au-dessus de nos têtes. Le crissement des pneus couvrait le bruit de mon frein… En guise d’épilogue, j’échouais mon striped sous les gyrophares et les sirènes de la police. J’ai toujours été fan des séries américaines…
Float-tube ou canoë
Le recours à un float-tube, voire à un canoë, ouvre un champ d’investigation encore plus important, ne serait-ce que pour traverser un bras, passer sur une autre rive ou sauter de haut-fond en îlot. Au programme, une véritable aventure qui, à partir du mois de mai jusqu’en juin, offre de grandes chances de réussite, dans un paysage mi-sauvage, mi-urbain selon que vous vous avancez dans la périphérie de Boston ou, au contraire, que vous la contourniez. Un coup d’œil rapide sur Google Earth et vous comprendrez que ce ne sont pas les coins de pêche qui manquent. À l’image de notre bar franc, le bar rayé se montre opportuniste. Il se rencontre à travers de nombreux biotopes. Sa quête de nourriture le rend pragmatique. Au menu : mollusques, crabes, vers marins, pieuvres, petits homards et anguilles ainsi qu’une grande diversité de poissons fourrages. Côté montage, les imitations et leurs déclinaisons ne manquent pas. Passer la tête dans un fly shop, c’est l’assurance de faire chauffer votre carte bancaire ! Sa traque est passionnante et diversifiée. Même depuis la côte, en direction de la mer ouverte, où il convient d’effectuer un repérage à marée basse des structures rocheuses, des bancs de sable, des couloirs de courants nourriciers. Cette démarche offre ensuite un gain de temps et d’efficacité. Croyez-moi, combattre puis perdre un plus de 10 livres du bord laisse un souvenir à tout jamais gravé dans sa mémoire. Si sa tête un peu plus prognathe, ses rayures qui strient son dos et ses flancs le distinguent des bars que nous avons l’habitude de pêcher, reconnaissons qu’il faut se lever tôt (et attendre longtemps, parfois très longtemps) avant de capturer un tel spécimen sur nos côtes.
Un poisson pour battre des records
C’est là une autre différence majeure du striped bass qui appartient à la famille des Moronidea : sa courbe de croissance est beaucoup plus importante que celle de notre labrax. Les lunkers de 20 livres et plus sont très courants pour ne pas dire légion quand de larges « schools » croisent près des côtes notamment au milieu de l’été et au jusqu’au début de l’automne. Pour vous faire rêver, sachez que le bar rayé peut exceptionnellement dépasser les 100 livres (poisson âgé de 40 ans environ). Les spécimens de 50 livres, plus courants, sont généralement des femelles. La capture homologuée à la ligne (all tackle) d’un striped bass, en 2011, dans le Connecticut, accusait 80,50 livres. Le record du Massachusetts s’élève, quant à lui, 73 livres (Nauset Beach en 1981). Une autre différence touche à la densité qui est aussi beaucoup plus forte grâce notamment à une législation américaine stricte – dotée de véritables moyens de surveillance – et probablement à un esprit plus sportif des pêcheurs américains pour lesquels gracier de tels poissons est dans les mœurs, là où le pêcheur en mer français privilégiera bien souvent un tout autre exutoire… vers le congélateur. Mais laissons ce débat de côté pour revenir à une tout autre réalité. Sachez que dans les années 1980, la population de bars rayés avait drastiquement chuté en raison de plusieurs facteurs (diverses pollutions dans la baie de Chesapeake où une majorité migre pour se reproduire, surpêche commerciale mais encore une pression forte de la pêche dite « récréative »). À titre d’exemple, la pêche commerciale de l’espèce qui s’élevait à 6,6 millions de tonnes en 1973 était tombée à 3,7 millions de tonnes en 1987. Le signal d’alarme fut donc sonné et cette pêche fermée quelques années pour être sous moratoire aujourd’hui. La pêche de loisirs fut strictement encadrée et surveillée, avec des tailles de capture et un système de bagues, une fermeture pendant la période de la fraie et des restrictions fortes dans les zones de grossissement. Bref, tout ce dispositif assisté d’une garderie efficiente a permis en dix ans de recouvrir le stock de striped bass. Dans l’État du Massachusetts, la fenêtre maximum de capture pour qui souhaiterait garder un poisson par jour est établie à moins de 28 inch (soit 71,12 cm) et plus de 35 inch (88,9 cm), ce qui laisse songeur, même si les pêcheurs sportifs qui se respectent remettent leurs prises à l’eau après une belle photo.
Direction Cap Cod
De Boston, il est très facile de faire un saut de puce à Cap Cod qui se trouve à deux heures au sud environ. Cette vaste presqu’île de 3 300 km2 de superficie, en forme de crochet, le « cap aux morues » est un lieu de villégiature très apprécié, l’occasion de « risquer », pour les plus téméraires, l’association d’un séjour en famille et la traque du striped bass. Cap Cod, comme ses deux petites sœurs, les îles de Martha’s Vineyard et Nantucket, hauts-lieux du bar rayé. Grâce à ses eaux claires et à ses nombreux flats, on touche là à une autre dimension : la pêche à vue en wading ou embarquée. Votre guide, monté sur une plate-forme, pousse son skiff, avec une longe perche, comme pour la pêche du bonefish. À pied, certains guides utilisent même un escabeau, les pieds dans l’eau, afin d’anticiper les mouvements des bars rayés qui s’aventurent sur les bancs de sable afin de chasser dans les bancs de silversides ou de cueillir des vers marins sur le fond. J’avoue que l’on ne ressort pas indemne d’une telle expérience qui s’apparente à une véritable guerre des nerfs où la discrétion et la précision sont de mise. Pour cette pêche qui est à mes yeux le nec plus ultra, je n’hésite pas à monter au nord-ouest de la presqu’île, dans la baie de Cap God à proprement parler où les paysages composés de dunes, de marais parsemés d’airelles sont à couper le souffle, bien souvent baignés par une lumière surréaliste.
Au premier signe des oiseaux
Pour les amateurs de sensations fortes soucieux de faire plier du carbone et de sortir du backing, une autre approche consiste à prendre un guide au large de Chatham, à l’est de la presqu’île ou de remonter dans la baie de Boston composée de très nombreuses îles dont la beauté vaut largement le détour. À partir de juillet et jusqu’à fin septembre des schools de gros spécimens évoluent près de la côte. Il s’agit de bars rayés dont le poids dépasse bien souvent les 20 livres et plus. Le guide a les yeux rivés sur ses jumelles ou l’oreille collée à sa VHF. C’est bien le comportement des oiseaux marins qui détermine la stratégie du jour. Canne de puissance de 10 dans la main, il faut se tenir prêt à la poussée des gaz et à sa montée d’adrénaline dès que des oiseaux se mettent à piquer. Voir des dizaines de gros bars rayés chasser dans les bancs de poggies et menhadens version Apocalypse Now est une expérience unique comparable à des chasses de thons sur nos côtes. La chevauchée des Walkiries enclenchée, le guide s’attache à placer son bateau sans faire éclater la chasse. Au popper ou au streamer, il faut lancer dans le tas et espérer qu’un gros striped bass ou parfois plusieurs se détournent afin de l’engloutir. Il y a des jours où les poissons sont comme fous, d’autres où ils boudent les imitations, tout au plus font-ils preuve de curiosité. La suite est une affaire de gros bras et d’endurance. Rêve de tout pêcheur de bars bretons, il est possible de suivre ces chasses pendant parfois une heure ou deux. Qu’on la perde de vue et il y a fort à parier qu’une autre éclatera tôt ou tard sur un autre secteur. Ne boudez pas votre plaisir, à vous de jour maintenant !
Striped bass, une espèce migratrice
Au Massachusetts, le striped bass a composé, une source de nourriture essentielle pour les populations natives à l’instar des différents Indiens Wampanoag qui vivaient, il y a 10000 ans sur le site actuel Cap Cod et de Boston. Ce fut une ressource naturelle importante pour les premiers colons qui arrivèrent en 1620. Grâce aux nombreuses études scientifiques et campagnes de « tagages », on connaît parfaitement les mœurs de cette espèce migratrice et amphihaline. La plupart des striped bass du Massachusetts proviennent de la baie de Chesapeake – le plus grand estuaire des États-Unis qui s’étend entre les États de la Virginie et du Maryland – ainsi que la Delaware river et de l’Hudson river, principales zones de fraie. Les jeunes bars rayés ne migrent pas durant leurs deux premières années. Les opérations de marquage ont démontré qu’ils migrent ensuite vers le nord, au printemps et été et reviennent au sud, à l’automne, à la recherche de températures d’eaux plus élevées et riches en nourriture.