EN 2019, PHILIPPE, TU AS REPRIS LA FABRICATION ET LA DISTRIBUTION DES MOUCHES YANN LE FÈVRE. UN SACRÉ HÉRITAGE DOUBLÉ D’UN BEAU CHALLENGE. QU’EST-CE QUI A PRÉSIDÉ À UN TEL CHOIX ?
Philippe Lemaux : Je partage une longue amitié avec Yann qui, après presque un demi-siècle d’un travail de recherches et de création, a remis en lumière l’archétype de la mouche bretonne en mettant en valeur ses qualités : simple, solide et efficace. La mouche à Jo, la Docteur K, la Gordon… sont devenues un symbole pour deux générations de moucheurs, dans notre région et bien au-delà. Lorsque Yann m’a annoncé qu’il souhaitait se retirer, après une longue carrière, il m’a proposé de prendre le relais. Le magasin Rivertones que je dirige, à Morlaix, qui défendait et distribuait ses collections de mouches à truite et à saumon, avait, selon lui, toute légitimité pour continuer l’aventure puisque ancré dans les Côtes d’Armor. Entrepreneur dans l’âme et amoureux des rivières de ma région, j’ai saisi cette belle opportunité avec l’aide de deux amis investisseurs, passionnés de pêche à la mouche et esthètes, il va sans dire.
UNE LONGUE AMITIÉ. QUELLE PLACE A OCCUPÉE YANN LE FÈVRE DANS TA VIE DE MOUCHEUR ?
P. L. : La boucle est bouclée en quelque sorte avec Yann. J’ai appris à pêcher à la mouche avec lui ou plutôt indirectement. Yann a transmis son savoir à deux pêcheurs, Gilles le Masson et un dénommé Abraham le Cléac’h. C’est Gilles qui m’a appris à tenir un fouet. J’habitais Lanvollon là où se trouvait le magasin de pêche de Yann. Je lui rendais visite chaque semaine. Notre histoire d’amitié a commencé ainsi. J’avais 13 ans, en 1981. Quarante années d’échanges et de correspondances épistolaires, ça compte !
RIVERSTONES EST DISTRIBUTEUR, CERTES, MAIS AUJOURD’HUI AUSSI À LA TÊTE DE L’ATELIER DE MONTAGE. COMMENT S’EST PASSÉE LA TRANSMISSION D’UN TEL SAVOIR-FAIRE ? MÊME SI TU ÉTAIS DÉJÀ UN MONTEUR ACCOMPLI, IL N’A PAS DÛ ÊTRE FACILE DE PRENDRE LE RELAIS ?
P. L. : L’expérience ne se transmet pas en effet, elle s’acquiert. J’ai longtemps réfléchi aux conditions de reprise et après moult échanges, Yann m’a proposé de me former il y a trois ans. Pendant six mois, modèle par modèle, nous avons travaillé ensemble à cette transmission. Les Quimperloises, les Plougoul moises, Plouaisiennes, la mouche à Jo, la Docteur K et tant d’autres qui illustrent une collection si bien adaptée à nos rivières et fleuves bretons mais pas que… Ce fut une période intense. Il me dévoilait un modèle, son protocole de montage, ses subtilités, et huit jours plus tard je revenais avec mes devoirs ! Les lundis et les jeudis avec une ponctualité sans faille. La route Quimper-Morlaix, je crois en connaître chaque recoin, chaque radar par son petit nom ! Chaque modèle était corrigé, un échange privilégié enrichi d’anecdotes et de récits. Ce fut pour moi l’opportunité de découvrir des matériaux singuliers et de qualité que je ne maîtrisais pas ou peu, à l’opposé des guirlandes de Noël : la fameuse plume de paonne, le mouton d’Ouessant, la plume de poule du bassin rennais, le cul de bécasse, la bourre de sanglier, le poil de blaireau, les cous de coqs de chez Metz… une plume très dense, mais avec le défaut de légèrement vriller sur elle-même. Je les ai remplacées par la suite par les coups Withing avec la bénédiction de Yann qui sait aussi se remettre en cause quand démonstration lui est faite.
QUELLE FUT LA MOUCHE LA PLUS DIFFICILE À MAÎTRISER DURANT CETTE FORMATION ?
P. L. : Curieusement une des plus simple en apparence… La Liscorneau, ce fameux demi-palmer particulièrement adapté aux eaux vives. La monter avec la plus grande régularité m’a valu des heures d’apprentissage à l’étau. À tel point que je m’étais demandé dans quel merdier je m’étais foutu. Au bout d’un mois d’un travail acharné vint enfin le déclic. Crois-moi, ce n’est pas facile d’arriver au niveau d’un monteur qui a fait ça toute sa vie, avec la dextérité et le talent qu’on lui connaît. Au départ, je n’étais qu’un monteur lambda qui se satisfaisait de ses mouches, avec toutes leurs imperfections, quand bien même elles prenaient du poisson. Mais quand on aborde un registre professionnel, l’approximation, les hasards heureux, n’ont plus leur justification. Il faut avoir une rigueur de métronome. Chaque modèle, même après le millième montage, doit être à l’identique du précédent.
ET LES NOYÉES, AINSI QUE LES MOUCHES À SAUMON, DONT LA RÉPUTATION A LARGEMENT DÉPASSÉ LES FRONTIÈRES DE LA BRETAGNE ?
P. L. : Comme toujours en montage, c’est affaire de proportion et d’équilibre. Une fois maîtrisés les matériaux traditionnels utilisés par Yann, ces modèles m’ont posé moins de difficultés d’apprentissage. Le modèle « Ellé » et sa fameuse aile en paonne, chère au père Clerc, la « Leff » en plume de poule rousse ou noire, la « Redoutable » en blaireau, chacune à sa personnalité et sa fonction : pêche dans les courants ou les fameux « stangs » bretons. La collection est très complète. À court terme, je ne la ferai pas évoluer, tout du moins pour nos cours d’eau.
ET DANS LE MÊME REGISTRE, QUEL MATÉRIAU T’A DONNÉ LE PLUS DE FIL À RETORDRE ?
P. L. : La plume de cul de bécasse, très subtile à travailler, que l’on retrouve dans la Mouche à Jo, la Gordon, l’oreille de lièvre, la Docteur K notamment. Mais ces qualités de flottaison, sa forme particulière, ses nuances sont tellement bien adaptées à la silhouette d’un sedge et autres déclinaisons.
À LA GRANDE ÉPOQUE, COMBIEN DE MOUCHES YANN LE FÈVRE VENDAIT-IL, TRUITES ET SAUMONS CONFONDUS ?
P. L. : 13 000 à 15 000 mouches environ, pas plus, fruit d’un travail artisanal que Yann s’est toujours refusé à confier, voire à délocaliser. Le « Made in Breizh » était, pour lui avant tout une question de qualité, d’exigence, une quête de la perfection. Ses clients fidèles étaient la plus belle de ses récompenses.
FINALEMENT, VOUS NE VOUS ÊTES JAMAIS AUTANT VUS AVEC YANN ? QUEL HOMME EST-IL ?
P. L. : Trois ans après, je lui rends visite encore très régulièrement. C’est un livre à ciel ouvert. Yann a collecté tant d’informations et de connaissances durant sa carrière. Sans omettre d’apprécier que c’est aussi un collectionneur dans la tête duquel trotte l’idée d’ouvrir un musée de la mouche bretonne. Avec la simplicité et l’honnêteté intellectuelle qui le caractérisent, Yann suit de près les évolutions que j’apporte à sa collection originelle qui, rappelons-le, est particulièrement étroite. Aucune fioriture, pas de modèles superfétatoires, chaque mouche a une fonction pour un type de cours d’eau, un mois de la saison, pour répondre au comportement de la truite sauvage bretonne que l’on sait maligne et facétieuse.
QUELS SONT LES NOUVEAUX MODÈLES QUE TU ES EN TRAIN DE DÉVELOPPER ET QUI VONT VENIR ENRICHIR CETTE ILLUSTRE COLLECTION ?
P. L. : Je ne vais pas développer 36000 modèles. Quatre ou cinq mouches. Tout d’abord une mouche d’ensemble qui correspond aux conditions de pêche d’aujourd’hui : une peute en cul de bécasse. Les éclosions massives et spécifiques se sont raréfiées sur nos cours d’eau comme ailleurs. Les truites opportunistes s’adaptent à ces changements et se montrent de plus en plus versatiles. Il n’est pas toujours facile de comprendre sur quoi elles sont attablées. Dans différentes tailles et coloris, une peute fait souvent la différence et, comme chacun le sait, ressemble à tout et à rien. Une mouche abstraite par définition. Pourquoi la plume de cul de bécasse ? Tout d’abord parce qu’elle flotte bas sur l’eau tout en se distinguant bien, même par faible luminosité et contre-jour. Cette plume est par ailleurs très solide et permet de prendre de nombreuses truites. C’est le fil qui cassera en premier. Elle se sèche rapidement en un coup d’amadou à la différence du canard. Enfin, elle se décline en deux coloris, légèrement tigrée, elle tire sur le clair, et foncée, parfaite pour s’adapter à la tonalité du ciel en action de pêche.
Contact
Retrouvez toute la collection des mouches Yann Le Fèvre
Riverstones
17 rue de Brest 29600 Morlaix
Tél. : 02 98 62 11 70
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Une philosophie et une tradition
Toutes celles et ceux qui ont eu la chance de côtoyer Yann Le Fèvre savent combien l’homme est pudique et discret. Il ne court pas après les lauriers, sa recherche de la vérité et de l’authenticité lui ont valu de réaliser un véritable travail d’enquêteur en remontrant les vieilles mains locales, le père Clerc et tant d’autres, tous ces paysans-monteurs anonymes mais riches d’un savoir-faire. Ceux-là même ou leurs fils qui guidaient les lords anglais venus pêcher le saumon. « Le vrai pêcheur n’est pas un homme qui va chercher du poisson à la rivière comme il ferait son marché. C’est un homme de sport, c’est aussi un homme qui sait vivre, respirer, sentir avec les éléments. Il comprend ce que disent l’eau, la terre, les feuilles. Il se sent à l’aise en leur compagnie. Il aime « faire des prises » parce que se battre et gagner sont des choses agréables. Mais il sait aussi que la pêche est avant tout un art, l’un des meilleurs moyens que l’homme ait inventé pour perfectionner l’art de vivre. » Yann Le Fèvre.