Derrière un herbier, de gros éboulis rocheux se dessinent, quelques poissons blancs et une masse sombre se rapprochent. Je continue de dévaler avec de plus en plus de légèreté la pente abrupte. Cette fois, j’en suis certain, c’est une carpe miroir géante avec des grosses écailles sur les flancs. Ma compagnie semble la déranger. Je décide de remonter, les rayons du soleil percent la surface. Je me laisse porter. Je ressens le vide. Soudain, la réalité reprend le dessus. Une voix douce de la SNCF m’annonce mon arrivée en gare de Rennes. À mon grand regret, c’est une journée de travail qui s’annonce…
Était-ce un rêve prémonitoire ?
14 Juin 2012
Le lac est gigantesque. Le challenge est immense et capturer une seule carpe ici serait pour moi un véritable accomplissement. Je passe des journées complètes sur le bateau à explorer les bordures. J’aperçois seulement deux petites carpes communes au milieu de plusieurs centaines de tanches qui fouillent inlassablement les fonds, des petits nuages se forment puis se transforment en micro-cratères. Je suis un peu perdu mais j’essaye de comprendre. Souvent, les bordures se ressemblent. Les roseaux poussent en file indienne, en lignes ondoyantes, rang derrière rang … le tableau est merveilleux. J’imagine les passages de carpes mais rien n’est clair.
16 Juin 2012
Mon moteur thermique est en panne, je suis coincé sur un poste qui me semble sans vie. Le vent souffle fort dans cette direction. J’ai arrêté la pêche en bateau. Je suis sur le bord, isolé et seul. Ce matin, j’observais un pêcheur professionnel au large, il montrait bien plus d’entrain que moi. Je suis une larve en pleine déprime. Je sombre dans une léthargie totale. Je me questionne sur les mœurs des résidentes, beaucoup de choses m’échappent, suis-je prêt ? Je vais plus loin, pourquoi suis-je là ? J’ai déjà pêché plus de 50 nuits cette année, nous ne sommes qu’en Juin ! Vais-je devenir fou ? Je perçois un bourdonnement sourd, peut-être l’acouphène de la solitude ? Henry David Thoreau disait : « Un homme enrobé de bleu, ayant pour toit véritable le ciel dont la voûte reflète sa sérénité. Je ne vois pas comment il pourrait mourir. La nature ne peut se passer de lui. » Je vais dormir. Demain sera un jour meilleur.
17 Juin 2012
Ce matin, j’ai la face fouettée de fraiches écumes. Le moteur thermique tourne à plein régime. J’ai trouvé la panne. Le moral est de retour. J’ai un lac extraordinaire pour moi seul. Les carpistes n’existent pas. J’entends les vagues clapoter sur les flancs du bateau, mon esprit s’égare, j’admire le paysage. Un versant abrupt plongeant dans les abysses, je me sens minuscule au milieu de cette histoire qui remonte à plus de 19 000 ans. A chacun de trouver son chemin, aussi parfait qu’imparfait, le mien est celui-là.
20 Juin 2012
Je navigue sur un nouveau lac pré-alpin, moins venté, moins grand, peut-être moins déconcertant. J’ai amorcé deux postes distincts. Puisque les bordures sont également désertes, j’essaye différentes profondeurs comprises entre un et douze mètres. Je capture une commune assez rapidement dans un peu plus de trois mètres d’eau, malgré tout, j’essaye toujours de varier la pêche. Je poursuis mes repérages mais finalement je termine sur mes postes amorcés le soir. Hier, j’ai constaté que mes appâts en bordures disparaissaient et la touche de cette nuit à deux heures du matin m’a prouvé que les carpes fréquentaient le secteur. C’est sous une pluie fine mais pas désagréable que j’ai eu la chance de combattre ce poisson sous 65 mètres de bouillon, une sensation géniale. Je suis récompensé de mon acharnement et je savoure pleinement cette beauté de la nature.
9 Juin 2015
On voyage de nuit. Je rejoins celui que l’on nomme « Tonton » pour covoiturer. Je connais déjà le personnage et je sais qu’avec lui la folie peut très vite prendre le dessus. C’est bien. C’est ce qu’il me faut. Dès le départ, je m’aperçois que Tonton a oublié ses cannes et ses moulinets, je ne doute pas de son ingéniosité pour attraper quelques carpes, cela dit, autant mettre toutes les chances de notre côté et s’armer des outils les plus importants. Je vais comprendre durant le trajet que l’homme a plus d’un tour dans son sac, rusé, intelligent, adaptable, je suis sûr qu’il va très vite trouver la pêche. Là ou beaucoup ont échoué, lui réussira ! Je suis admiratif. Vers 5 heures du matin, Tonton déguste un poulet rôti, l’odeur n’est pas franchement agréable dans la voiture. Je préfère ne pas participer au festin. En revanche, je me nourris pleinement de ses paroles, ses idées, sa philosophie, j’y trouve beaucoup de sens. Cet épisode croustillant lui vaudra quand même la réputation de « cimetière à poulets ». En début de matinée, nous y sommes, le lac s’offre à nous. Je crois qu’il est encore plus beau que dans mes rêves. Nos chemins se séparent, il va falloir trouver les carpes.
16 Juin 2015
Avant-hier, tôt le matin, j’ai repéré trois carpes géantes. Elles mangeaient tranquillement au milieu des caillasses en bordure. J’ai pêché deux ou trois heures à roder puis, elles se sont volatilisées. Je peste, je trépigne, je deviens impatient car depuis quatre jours, le scénario se répète. Je me lève tôt, je cherche les carpes, je les trouve, je pêche à roder et les carpes s’en vont. Pourtant, je suis seul et très discret. Parfois, je dépose juste un seul montage. Il m’arrive de pêcher quatre ou cinq zones différentes par jour. Habituellement, c’est une stratégie payante sur ces immensités avec un cheptel mince et presque vierge. Elles veulent m’en faire baver. Il est temps de recharger les batteries et d’aller boire un coup avec les copains sur un chouette ponton. On va pouvoir parler de nos expériences respectives. Bien sûr la pêche est difficile pour tout le monde, mais Tonton a déjà berné deux carpes avec une stratégie très ressemblante à la mienne. Hier, je n’avais pas les idées très claires (peut-être quelques restes du Diplomatico), mais cette nuit de break m’a redonné un coup de fouet monumental. J’ai plongé tout l’après-midi et j’ai vu un beau poisson à proximité d’un grouinage fraichement visité. Je compte insister, mais comme souvent en grand lac, rien ne se passe comme prévu. Un orage pointe le bout de son nez et le vent fait bouger le bateau. A cet instant précis, je suis médusé. Heureusement, à la nuit tombante, la houle se calme. J’ai le courage d’enfiler ma combinaison pour poser convenablement le montage dans lequel j’ai le plus confiance. Aux premières lueurs du jour, je mène à son terme, non sans difficulté, un combat titanesque en bordure. Incroyable…c’est une très grande carpe miroir. Les copains sont à plusieurs kilomètres, mais je peux compter sur eux pour la séance photos et vidéos. Je suis heureux, eux aussi, on partage des moments rares, il faut savourer. Une si grande dame parmi nous, c’est un aboutissement.
19 Juin 2015
Aux lueurs du jour, le lac est calme, j’observe depuis mon lit de camp les grèbes, double huppe de caractère, les oreillettes brunes, ils nagent de concert, se frottent le cou tout en émettant des cris sonores, plongent puis réapparaissent. Le couple s'immobilise, poitrine contre poitrine, et chaque oiseau tourne la tête d'un côté puis de l’autre. Quel spectacle, je suis un peu triste de quitter ça. En outre, j’ai passé une nuit assez productive avec deux carpes au fond du filet. Cette deuxième partie de session m’a rapporté quatre poissons, non sans peine. Il est très compliqué d’exploiter le lac comme on le souhaite, même en bateau. Les bordures très profondes, les orages, l’absence de refuges naturels sont des éléments perturbateurs. Parfois, sur plusieurs kilomètres, il n’y a pas d’issues de secours, et se faire projeter par le vent contre le mur hostile d’une propriété privée peut représenter beaucoup de dégradations ou de pertes matérielles. Je peux le dire, ce lac peut vite devenir très dangereux, il faut impérativement se tenir au courant des conditions météorologiques au risque de tout simplement y rester. Cette dernière session sur les grands lacs pré-alpins est une réussite. La grande dame s’est donnée à moi. Je peux rentrer à la maison, fatigué mais heureux.