C’est une situation que nous avons tous vécue : une session hivernale où l’eau est trouble. On ne distingue rien à travers la surface, elle est plus « mâchée » que le pire des brouillards. Et pourtant, dans cette soupe sans visibilité, un brochet accourt soudain. Il arrive de très loin, son sillage en V fond sur notre leurre et il le gobe avec précision. Ce n’est pas avec sa vue que maître Esox a pu se repérer. On le voit bien, la lumière ne traverse pas l’eau trouble, et la visibilité n’y est que de quelques centimètres. Le brochet a utilisé un sens caché qui lui permet de voir sans voir… Pour se repérer sans l’aide de la lumière, les poissons utilisent la « mécanoréception », c’est-à-dire leur faculté à détecter les mouvements d’eau. C’est grâce à Esox lucius que l’on a découvert en premier lieu cette étonnante capacité qui est commune à tous les poissons. En 1908, un savant allemand nommé Bruno Hofer remarqua qu’un brochet aveugle était sensible à des courants d’eau. Il lui brûla alors la ligne latérale d’un côté, et s’aperçut que l’animal ne percevait plus que les courants qui venaient de l’autre côté. Cette expérience est assez cruelle, mais elle a eu le mérite de mettre en évidence l’utilité de la ligne latérale des poissons. Avant cela, on croyait qu’elle servait… à produire du mucus !
Des sons et des vagues
L’organe qui permet au brochet de détecter les mouvements d’eau ne se limite pas à sa ligne latérale. Il possède en fait un ensemble de récepteurs répartis sur tout son corps. On en trouve bien sûr le long de la ligne latérale, mais aussi sur sa tête et sous sa mâchoire inférieure. Vous les avez déjà vus : ces détecteurs ont la forme de petits trous, que l’on remarque notamment très bien au niveau du crâne de l’animal. Chaque petit trou est l’entrée d’un petit canal au fond duquel se trouvent des cellules ciliées, les neuromastes. Elles fonctionnent de la même façon que les cellules des détecteurs de nos oreilles : elles possèdent de petits cils, et c’est le déplacement de ces cils qui transmet un signal aux nerfs, le transportant jusqu’au cerveau. Le canal joue le rôle de capteur de vitesse, sur le même principe que les sondes Pitot des ailes d’avion. L’écoulement de l’eau au-dessus du trou provoque une chute de pression dans le canal, plus ou moins importante selon sa vitesse. La cellule ciliée au fond du canal mesure donc, par le biais de la pression, la vitesse de l’eau qui s’écoule autour du poisson. Les sens grâce auxquels on se repère dans notre monde d’humains, la vue et l’ouïe, fonctionnent chacun avec deux récepteurs: nos deux yeux, ou nos deux oreilles. Cela nous suffit à voir en 3D ou à localiser l’origine d’un son, grâce à un petit calcul de triangulation qu’effectue ensuite notre cerveau. Imaginez que la ligne latérale du brochet compte non pas deux mais plusieurs dizaines de récepteurs ! Avec une telle quantité d’information, le cerveau du brochet est en mesure de cartographier précisément tout le champ des vitesses d’écoulement d’eau de son entourage. On ne peut même pas imaginer l’étendue de la latéralisation offerte par un sens aussi riche et développé. Le brochet « voit » les mouvements d’eau « mieux qu’en 3D » !
Sur la bonne fréquence
À la pêche, on parle souvent de leurres qui émettent des « vibrations ». On peut naturellement se demander à quelles gammes de vibrations est sensible l’appareil mécano-sensoriel du brochet. En fait, il sent une large palette de fréquences, mais ne les perçoit pas toutes de la même manière. La ligne latérale capte les vibrations de l’eau de 0 à 100 Hz, donc des vagues les plus lentes aux infrasons et jusqu’aux ondes sonores les plus graves. Au-delà, c’est l’appareil auditif qui prend le relais, autrement dit ses oreilles internes. Comme tous les poissons, le brochet possède des petites pierres calcifiées dans son crâne, les otolithes, qui vibrent au passage des ondes sonores et lui permettent d’entendre. Cependant, il n’entend clairement que les sons assez graves, les basses fréquences, en dessous de 400 Hz, c’est-à-dire plus graves que la tonalité standard d’un téléphone.
Dans l’allée de vortex
Mieux que les vibrations, le brochet détecte surtout de petits tourbillons, les vortex, qui se forment derrière ses proies et nos leurres. Lorsqu’un poisson nage, il laisse derrière lui à chaque battement de queue comme des mini-tornades d’eau, qui restent longtemps à tourner sur elles-mêmes dans son sillage. Cette « allée » de vortex perdure plus d’une minute. Bien assez pour que le brochet la suive à la trace ! Vous avez peut-être déjà aperçu des vortex à la piscine un jour ensoleillé. Si de petites ombres rondes et noires se dessinent derrière vous sur le fond quand vous nagez, il s’agit des ombres des remous que forment les vortex à la surface. Et vous verrez, elles durent longtemps ! Tester vos leurres dans les mêmes conditions vous permettra de visualiser sa « trace » hydrodynamique… c’est elle que remontera le brochet pour les saisir !